Dans la série : Les mémoires d’un directeur d’écurie de course automobile.
C’était dans les années 60. Scuderia Filipinetti. Mon travail consistait notamment à gérer toute la logistique avant, pendant et après les courses. Nous avions plusieurs petits camions de moins de 3500 kg pour le transport des voitures de course Lola Cosworth ou Fiat 128 Groupe 2. On pouvait les conduire avec le permis de voiture légère. Nous avions aussi un plus gros véhicule pour le transport de la Ferrari 512F, de ses accessoires, des pièces de rechange et des outils.
Ce véhicule nécessitait bien sûr le permis poids lourd.
On m’appelle un soir à mon domicile pour un problème administratif à la douane de Courmayeur (Val d’Aoste). Il manque un papier pour le passage de notre camion en route pour Silverstone, circuit anglais que je devais rejoindre en avion le lendemain. Je saute dans mon bolide de l’époque (était-ce une Fiat Dino ou une 124 ST? Sais plus !) je passe par Genève prendre le papier manquant à mon bureau et rejoins le théâtre des opérations en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire… En ces temps là il y avait peu ou pas de radars sur les routes et vous imaginez le rodéo !
Je règle le problème administratif avec le douanier, repasse le tunnel du Mont-blanc et à Chamonix offre un café à notre chauffeur qui conduit depuis Modena.
Et d’un coup j’ai en même temps une révélation et des sueurs froides relatives à cette découverte : Le conducteur du camion est Ivo Iattucci, Napolitain, meilleur mécanicien de la péninsule, bon type, dévoué, charmant garçon mais qui n’a jamais possédé de permis de conduire poids lourd ! Et le camion est le « gros » !
- Et il va jusqu’en Angleterre !
- Et je suis le directeur responsable de la Scuderia !
- Et merde !
…
« Ivo ! Tu es inconscient ! Et si les douaniers s’étaient intéressés au véhicule et à ton permis ? »
« Pas de problème. Pendant que je t’attendais avec les documents manquants ils ont contrôlé le camion, mon permis… tout est en ordre ! »
Je vous livre les détails de cette histoire: Ivo Iattucci, qui ne savait ni lire ni écrire (il signait ses fiches d’hôtel d’une croix… véridique !) venait de passer la frontière avec un camion de près de 10 tonnes en faisant un savant jeu d’interversion des lettres et chiffres autocollants des caractéristiques du véhicule:
Du graphisme d’origine
Tare 4100 kg
Charge utile 5100 kg
Poids total admis 9200 kg
Il avait composé, en décollant et inversant les chiffres, la nouvelle identité
Tare 1400 kg
Charge utile 1500 kg
Poids total admis 2900 kg
Et voilà le travail Monsieur le Garde Frontière! Chuis pas un imbécile, chuis douanier disait Fernand Raynaud ! Et pour faire bon poids à cette « combinazzione napolitana » je vous livre la cerise sur le gâteau. Dans le camion il y avait un moteur de réserve pour la Ferrari 512, un engin construit en son temps à moins de 30 exemplaires, développant plus de 600 CV, gros comme un container, valant au moins l’équivalent de 200’000 euros, pour lequel nous avions «oublié» le passavant. Ivo Iattucci l’a fait passer, comme plusieurs autres fois, au nez et à la barbe des douaniers, en leur susurrant qu’il s’agissait « Vous savez bien Signor Douganere, du démarreur auxiliaire, comme à Indianapolis ! »
Mon ami Ivo qui, si ma mémoire est bonne, n’avait jamais été à Indianapolis, tu as été un personnage épique…
Allez, tu es un «Dottore!» et tu as bien le droit d’apposer deux croix sur tes fiches d’hôtel. Ciao Ivo Iattucci, mi amicco napolitano !